Chroniques d’Histoire maçonnique n°66

Publié par Jiri Pragman
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vendredi 17 septembre 2010
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    Paul Arrighi
    23 janvier 2013 à 17h11 / Répondre

    «Silvio Trentin et Francesco Fausto Nitti; deux hommes libres dans la crise de la société libérale italienne.»
    1.1. Introduction

    La première raison de cette planche, à caractère historique, vise à souligner le lien parfois tenu, mais bien réel, qui existe entre la discipline historique et l’exercice de la liberté humaine. En effet, la raison même de l’histoire, consiste à tisser ce que nous nommons en loge une « chaîne d’union » entre des hommes et des femmes qui vécurent à des périodes différentes.
    Bien plus que la curiosité légitime de l’homme pour sa parenté et les personnes qui ont vécu dans les mêmes lieux, la recherche, la lecture et la méditation de l’histoire permettent de dépasser ce qu’un auteur contemporain a nommé le « présentisme ». En effet, la trop grande fixation sur l’immédiat et la « dictature » douce de l’instantanée comportent le risque de priver l’être humain de la pluralité des perspectives et par conséquent de ne plus lui laisser choisir ses avenirs.
    Ce n’est pas pour rien que le thème de la « fin de l’histoire » développé par le philosophe Francis Fukuyama est apparu au lendemain de la chute du mur de Berlin, en voulant laisser croire que cet immense évènement, toutefois prévisible , qui représentait en réalité le constat d’échec d’une variété de capitalisme d’Etat faussement nommé sous le terme de « communisme » vaudrait assurance d’éternité pour le capitalisme dans ses formes actuelles mondialisées et financières.

    Une deuxième question se pose : pourquoi traiter de la vie de ces deux citoyens italiens qui vécurent et luttèrent à Toulouse au début des années quarante, et pourquoi les réunir dans une même planche ?
    Ces deux italiens furent, pour partie, façonnés par l’ouragan de violences qui s’abattit sur l’Europe à partir de 1914 et par la poussée antihumaniste qui s’ensuivit. Le XXe siècle, que l’historien anglais Eric J. Hobsbawm nomme : « L’âge des extrêmes », est le siècle où les luttes entre de religions semblent avoir laissé la place aux affrontements entre nationalismes concurrents puis entre les idéologies apparemment opposées que sont le communisme et le fascisme.
    Or, retracer l’histoire de Silvio Trentin et de Fausto Nitti présente l’intérêt de nous montrer que les enjeux ne furent jamais aussi grossiers et réducteurs et que d’authentiques défenseurs de la « liberté, de l’égalité et de la fraternité » tentèrent de jouer leur partition singulière parmi l’outrageante musique des clairons et des tambours d’embrigadement.

    La troisième raison de cette planche vise à combler un étrange oubli et une curieuse occultation. Pourquoi d’authentiques antifascistes de la première heure et de surcroît ayant tous été si vite oubliés ?
    Ces étrangers ne dérangeaient-il pas la vision trop commode, volontairement unanimiste et abusivement nationaliste de l’histoire toulousaine ?
    En outre ce que l’on nomme comme étant des «élites» n’étaient pas toujours fières de leur comportement fait, le plus souvent, de passivité. Dans le même temps le peuple toulousain ne demandait, lui, qu’à sortir des souffrances endurées et à prendre sa part à l’accroissement de la consommation durant la période des années cinquante à soixante-dix que l’économiste Jean Fourastié a nommé les « Trente glorieuses ». Bref, si les autorités municipales donnèrent le nom de Silvio Trentin à un boulevard et apposèrent une plaque murale sur le mur de sa librairie au 46 rue du Languedoc, l’apport des antifascistes italiens fut largement oublié. Cet oubli fut encore plus manifeste pour Fausto Nitti qui s’il vécut moins longtemps à Toulouse, y vécut des périodes exaltantes.
    1.2. 1 °) Des origines sociales, des tempéraments et des professions bien différentes

    Silvio Trentin et Francesco Fausto Nitti étaient deux hommes, séparés par une différence de quatorze ans, issus de régions de l’Italie et de milieux sociaux et culturels bien différents. Rien ne les destinait à devenir des compagnons de lutte et encore moins à se retrouver et à initier la Résistance naissante dans le Toulouse des années quarante.
    Silvio Trentin est né, le 11 novembre 1885, en Vénétie, à San Donà di Piave, petite ville située au bord du fleuve le Pô traversant une plaine parsemée de marais où se pratiquait la culture du riz. Son milieu social était celui d’une bourgeoisie terrienne entreprenante qui avait lié son sort à la réalisation de l’unité italienne. La région qui porte le même nom, le Trentin faisait, avant 1918, partie des terres où était parlée la langue italienne mais sous la domination de l’Empire Austro-Hongrois.
    Silvio Trentin était le second garçon par ordre d’âge dans sa famille, rang qui prédispose parfois à l’expression de sentiments de révolte. Son père, Giorgio, pleinement engagé dans la vie civique de la cité, fut maire de la commune de San Donà di Piave.
    Mais son père mourut de pneumonie en 1893, alors que son fils n’était qu’âgé de 8 ans. Cette absence paternelle ne doit pas être sous-estimée et le jeune garçon qui fut élevé par sa mère et son oncle paternel Antonio, se chercha durant sa jeunesse des pères spirituels dans la personne de ses professeurs les plus charismatiques.
    La scolarité du jeune Silvio se fit d’abord au collège de Trévise, puis au prestigieux lycée « Marco Foscarini » fréquenté par les enfants de l’aristocratie et de la bourgeoisie de Venise. En 1905, Silvio Trentin débuta, à l’âge de 19 ans, des études de droit dans la prestigieuse université de Pise où il excella. Il obtint sa licence de droit en 1908 puis s’inscrit en thèse de doctorat. En février 1909, à l’âge de 24 ans, il obtint son doctorat en traitant le thème de : « La responsabilité collégiale ». Ultérieurement, il se spécialisa en droit public, domaine qui lui apparaissait la susceptible de permettre le maximum de novations. Ce goût constant des nouveautés qui l’amena aussi à prendre des leçons de pilotage d’avion fait partie du tempérament du jeune Silvio. C’est au cours de l’année universitaire 1910-1911 que Silvio Trentin débuta à l’université de Camerino, dans la province des «Marches» sur la côte adriatique, une carrière de professeur d’Université de droit.
    Quelle image donnait de lui, le jeune professeur de 26 ans? Ses collègues et ses étudiants l’ont dépeint comme un homme de taille moyenne aux cheveux alors châtains au regard à la fois vif et perçant. Déjà les témoins étaient frappés par son charisme et sa facilité de parole qui n’excluait pas l’expression de beaucoup d’empathie manifestée à l’égard de ses interlocuteurs.

    Francesco Fausto Nitti est né le 2 septembre 1899, à Pise, quatre mois seulement avant que ne pointe le siècle nouveau. Il est d’une autre génération que Silvio Trentin et ses parents n’avaient pas d’attache directe avec le monde de la terre. Il est issu lui aussi d’une famille favorable au «Risorgimento». Son arrière-grand-père maternel avait été persécuté par l’administration des Bourbons et a participé aux luttes pour l’unification de l’Italie, avant d’être tué et sa maison brûlée lors des luttes sociales et politiques nommées «Brigantaggio» menées dans le sud de l’Italie, par les partisans des Bourbons.
    A l’inverse de l’ambiance de la Vénétie rurale, profondément imprégnée par la religion et le clergé catholique, dans laquelle avait vécu le jeune Trentin, Fausto Nitti passa sa jeunesse dans un milieu influencé par le protestantisme, la pratique du libre examen et ce que le philosophe napolitain Benedetto Croce nomma : « La religion de la liberté ».
    Son père était un pasteur évangélique de l’Eglise protestante méthodiste. Sa mère était originaire de l’une des premières familles converties au protestantisme de Toscane et ses ancêtres maternels furent souvent persécutés par le grand-duc. La circonstance de s’être trouvé plongé dans l’ambiance d’une famille religieusement minoritaire dans un pays catholique ne doit pas être sous-estimée. C’est ainsi que par ses origines Fausto Nitti se tourna très tôt vers l’action philanthropique et sociale.
    Fausto Nitti avait vécu dans une ambiance de liberté de discussion et d’engagement social qui le prédisposait à l’exercice de choix minoritaires et difficiles. En outre, le ministère de pasteur exercé par son père l’amena durant son enfance à souvent devoir changer de demeure, et à vivre à Turin puis à Livourne et enfin à Rome où il fréquenta le lycée classique. L’éducation donnée par ses parents, tous deux protestants, eu une grande influence sur la formation de son caractère marqué par une grande rigueur morale mais tempéré par un sens des relations humaines et un vif sens de l’humour.

    1.3. 2°) Une initiation précoce et commune dans la Franc- maçonnerie :
    Silvio Trentin et Fausto Nitti ont en commun d’avoir tous deux, demandé à être admis très jeunes, en tout cas, plus jeunes que beaucoup d’impétrants, en maçonnerie.
    Silvio Trentin fut initié, alors qu’il était un jeune étudiant de 20 ans, en 1905, dans la loge : « Darwin » de Pise, dont le nom traduisait la foi mis en la raison et en la science en ce début du XXe siècle. La demande d’initiation de Silvio Trentin se fit alors très probablement, à l’initiative sinon avec le parrainage, d’Alfredo Pozzolini, un professeur de droit pénal, dont le jeune Trentin suivait le séminaire de procédure pénale et qu’il admirait. Alfredo Pozzolini était aussi un membre du parti radical italien qui regardait vers la France où se réalisait, non sans mal, mais avec une grande mobilisation du camp laïque, la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Pour un jeune homme issu de l’une des régions les plus catholiques de l’Italie, une affiliation à la franc-maçonnerie n’allait pas de soi et faisait apparaître une grande indépendance d’esprit et peut être même le goût d’un certain anticonformisme propre à la jeunesse et aux caractères bien trempés.
    Toutefois, il est à noter que Silvio Trentin mit ses activités en sommeil une année après son initiation. Fut-il déçu par la qualité des travaux en loge où par l’obligation de silence imposée aux apprentis ? Où l’intensité de ses études fit-elle obstacle à un engagement en profondeur?
    Il serait indispensable d’avoir accès aux archives de la loge « Darwin » de Pise pour pouvoir répondre à ces questions, si toutefois, si celles-ci ont pu être été conservées.
    Mais un second trait du caractère de Silvio Trentin, le goût du défi, se manifesta lorsqu’il demanda, en octobre 1925, à être ré-affilié directement au Grand Orient de Rome installé au Palais Giustiniani.
    La date choisie pour cette demande de ré-affiliation correspondait à un acte de courage et sonnait comme un défi au pouvoir fasciste car non seulement depuis mai 1925 un projet de loi d’interdiction de la franc-maçonnerie avait été déposé devant le Parlement par le garde des sceaux Alfredo Rocco mais, du 25 septembre 1925 au 5 octobre 1925, des saccages de temples maçonniques suivis de la mort de plusieurs francs-maçons furent organisés, notamment à Florence, par les «squadri» fascistes.

    A l’inverse, l’engagement maçonnique de Fausto Nitti était beaucoup plus en rapport avec les valeurs partagées par son milieu social imprégné par le protestantisme libéral et les valeurs de liberté individuelle dans une Italie majoritairement catholique.
    Aussi, l’initiation de Fausto Nitti, à l’âge de 22 ans, en juillet 1921 à la loge de Rome: «Pisacane» portant le nom d’un héros du Risorgimento eut-elle une portée différente de celle de Silvio Trentin.
    L’adhésion à la maçonnerie pour Trentin fut surtout d’essence politique et de caractère plus fugace. C’est ainsi que bien que dans son exil gersois il fut entouré de francs-maçons italiens et français notamment son employeur, l’imprimeur Théodore Bouquet, Vénérable de la loge : « Les cadets de Gascogne », il ne reprit contact officiellement qu’au début de l’année 1935 avec la loge toulousaine : « La parfaite harmonie ».
    A l’inverse, Fausto Nitti s’est ré affilié, peu de temps après sa fuite de l’île Lipari et dès son arrivée à Paris, en septembre 1929, à la loge « Italia nuova » n° 609, travaillant au « rite écossais ancien et accepté » et placée auprès de l’obédience la G.L.F. Dés 1930, il assurait les fonctions de deuxième surveillant. L’engagement de Fausto Nitti fut durable et permanent, et a continué après 1945.  
    1.4. 3°) Des vies bouleversées par la guerre et la victoire du fascisme

    Silvio Trentin et Fausto Nitti avaient tous deux fait partie de la famille d’esprit des « interventionnistes de gauche » partisans de s’engager auprès de la France par idéalisme et francophilie.
    L’entrée en guerre de l’Italie, en mai 1915, fut pour les deux hommes une première expérience commune mais qui s’exerça dans des conditions très différentes.
    Silvio Trentin, alors âgé de 30 ans, est déjà professeur d’Université et revient d’une année passée à l’Université allemande d’Heidelberg. Il se porta volontaire et servit dans les services de la croix rouge avant que ses qualités d’aviateur ne soient utilisés par l’Etat-major dans les derniers mois du conflit en 1918. Au cours des missions qui lui furent fixées, Silvio Trentin fut amené à bombarder sa propre demeure de San Dona qui avait été réquisitionnée par des officiers de l’armée Austro-hongroise. Il fut aussi engagé dans plusieurs missions périlleuses et obtint en plus de la médaille de la valeur militaire, le certificat du « plus long itinéraire photographique aérien » réalisé sur le front.

    Fausto Nitti devança l’appel et s’engagea, le 12 mars 1917, à l’âge de dix-sept ans. Il fut versé dans un régiment d’artillerie de campagne et obtint, pour le courage dont il fit preuve, le grade de sergent et la croix du mérite.
    Cependant, comme pour beaucoup d’autres anciens combattants qui se vivaient comme des survivants, l’expérience de la dureté de la guerre eut, à la fois pour effet d’accroître leur intérêt pour l’implication dans les débats de la cité et un rejet désormais très fort pour la guerre perçue désormais comme hideuse.
    Silvio Trentin fut élu député du petit parti de centre gauche, la « Démocratie sociale », aux élections de novembre 1919, et resta député jusqu’au renouvellement anticipé de mai 1921. Son expérience parlementaire fut somme toute brève, pas plus de 18 mois mais lui permit de faire œuvre utile de législateur dans la préparation d’un texte relatif à la bonification des terres. Après avoir été un moment abusé par le programme démagogique du fascisme initial, il s’éleva contre les violences «squadristes» dès les mois de mars et avril 1921 et mena, à partir de cette date, un combat qui ne devait cesser qu’à sa mort, le 12 mars 1944.
    Silvio Trentin fut nommé professeur de droit et de sciences administratives au prestigieux Institut de sciences commerciales Cà Foscari, à Venise en novembre 1923 et y enseigna les deux dernières années soit en 1924 et 1925, précédant son exil dans le Sud-ouest de la France.
    Il fut de toutes les initiatives et de tous les combats que les démocrates tentèrent de mener pour empêcher l’affermissement du régime fasciste installé au pouvoir au lendemain de «La marche sur Rome » en octobre 1922. Il participa à la tentative de constituer un regroupement de l’ensemble des démocrates sous l’égide du philosophe et député Giovanni Amendola (1882-1926) qui créa l’Union démocratique nationale et participa à son premier congrès en qualité de rapporteur sur le thème de la décentralisation, sujet qui allait nourrir les réflexions de toute une vie.
    Après l’assassinat du député socialiste Giacomo Matteotti, qui eut lieu le 10 juin 1924, Trentin se rendit en délégation au cimetière de Fratta Polesine pour y déposer une gerbe. Puis constatant l’inefficacité de la politique de retrait de la Chambre des députés de la part des démocrates, appelée « Politique de l’Aventin », Silvio Trentin adhéra au Parti Républicain Italien au début de l’année 1925.
    Son activisme lui valut de se trouver mis en difficulté dans le cadre de ses activités politiques. En effet « le 2 septembre 1925 une perquisition fut menée permettant de relever les noms de 7 individus parmi lesquels celui de Silvio Trentin ». Au sein de son Université où Silvio Trentin avait le soutien d’un gros noyau de ses collègues démocrates, les fascistes introduisirent des meneurs étudiants pour le mettre en difficulté et une escouade de sbires vint lui interdire de se rendre dans sa propre salle de cours. Enfin, le ministère de tutelle de l’institut Cà Foscari fit en sorte de dissoudre le conseil d’administration de l’Institut et de remplacer son directeur l’historien libéral, Gino Luzzatto par le professeur Ferrucio Truffi, « obéissent serviteur du régime fasciste ».
    Mais plus encore que les provocations multiples et la dégradation du climat dans cet havre de pensée libre qu’était resté l’institut Cà Foscari, sa décision de s’exiler Silvio Trentin fut prise en raison de la grave détérioration du climat politique et de l’interdiction des partis d’opposition, au lendemain de l’attentat perpétré contre Mussolini par l’ex député socialiste Tito Zaniboni, le 4 novembre 1925. En effet, Mussolini profita de cet acte de désespoir pour mettre hors la loi l’opposition démocrate, démo-chrétienne et socialiste, faire occuper par la police et fermer toutes les loges maçonniques dont bien sur le siège du Grand Orient d’Italie, le palais Giustiniani.
    En outre, le 24 décembre 1925, le gouvernement de Mussolini promulgua une loi lui donnant la possibilité de « renvoyer […] les agents de tout ordre […] qui ne donnent pas une complète garantie pour l’accomplissement de leur devoir, ou qui, se mettent dans une situation d’incompatibilité à l’égard des directives politiques du gouvernement. ».
    Silvio Trentin considéra qu’il ne lui était désormais plus possible de continuer à enseigner le droit, dans un Etat qui en bafouait les principes. Aussi demanda-t-il à son frère Bruno et à son ami Vittorio Ronchi de se rendre dans le Gers pour négocier l’achat d’une propriété agricole. Après des contacts émouvants avec ses nombreux amis , Silvio Trentin, sa femme, et ses deux enfants accompagnés par sa mère et par un couple de métayers, franchirent la frontière à Vintimille, le 2 février 1926, en direction d’Auch.
    Au lendemain de la guerre, l’engagement dans l’opposition au fascisme de Fausto Nitti, se fit plus lentement et discrètement. Il faut préciser que le jeune soldat démobilisé n’était âgé que de 19 ans, qu’il dut passer l’équivalent du baccalauréat, et s’inscrivit à la Faculté de droit de Rome et trouva assez vite un emploi de cadre à la Banque de commerce Triestine.
    Toutefois, les sentiments spontanément républicains du jeune homme furent rapidement choqués par le climat de démagogie, de violence et de haine de la démocratie créé par le fascisme. Comme Fausto Nitti le souligne dans le récit de son évasion de l’île Lipari : « Pourquoi avions-nous fait la guerre ? Nous croyions combattre la menace d’un despotisme dans les autres pays et nous voyions un ignoble despotisme s’introduire dans le nôtre ».
    Fausto Nitti adhéra bientôt à une organisation antifasciste secrète romaine nommée : «La Giovane Italia» (La jeune Italie) mais seule une recherche menée dans les archives d’Etat, nous permettrait de mieux connaître un pan de la lutte souterraine menée contre le fascisme à ses débuts.
    Deux événements graves amenèrent Fausto Nitti à sortir de la clandestinité et à être arrêté par la police politique.
    D’une part, l’envahissement et le saccage de la maison romaine de son oncle, l’ancien président du Conseil Francesco Saverio Nitti, le soir du 29 septembre 1923 par plusieurs centaines de fascistes armés. « Cette vision ne manqua pas d’exercer sur mon esprit une grande influence. Une telle infamie était-elle donc possible dans un pays civilisé ? » Écrivit-il dans les mémoires de son évasion.
    D’autre part, l’autre élément marquant fut, comme pour nombre d’autres italiens, l’assassinat du député socialiste Giacomo Matteotti, le 10 juin 1924.
    C’est après cette date que Fausto Nitti vint rendre souvent visite à la veuve du député assassiné qui vivait à Rome et avait été abandonnée par nombre de ses anciennes relations effrayées par la surveillance dont elle était l’objet. Le nom de Fausto Nitti fut alors relevé par la police qui organisait autour de Mme Matteotti une garde vigilante. De même, à l’occasion du premier anniversaire de l’assassinat du député, Fausto Nitti et quelques de ses compagnons allèrent dans les faubourgs romains du quartier La Quartarella : « déposer des fleurs sur la fosse où était resté enfoui quelques semaines le cadavre de Giacomo Matteotti ».
    Les conséquences de cette apparition à visage découvert d’un opposant ne se firent pas attendre. Le 1er décembre 1926, Fausto Nitti fut réveillé chez lui à 6 H 30 du matin et conduit à la prison romaine nommée «Regina Coeli» que connurent nombre d’antifascistes.
    Ce même jour une rafle avait été menée conduisant à l’arrestation de députés d’opposition membres de l’Aventin qui furent aussi emprisonnés. Fausto Nitti fut ultérieurement transporté muni de chaînes comme le prévoyait alors le code pénal italien dans deux îles « prisons », d ‘abord dans l’île de Lampedusa puis à l’île Lipari surnommée «L’île des vents» et qui manquait cruellement d’eau. Furent aussi déportés à Lipari, le grand maître du Grand Orient d’Italie, Domizio Torrigiani, bien qu’il fut presque aveugle, et il y fit l’objet, en raison de sa notoriété internationale, d’une surveillance toute particulière.
    Les autres camarades de captivité qui préparèrent avec Fausto Nitti sa célèbre évasion par vedette étaient le député sarde Emilio Lussu et l’économiste socialiste quelque peu « hérétique », Carlo Rosselli.
    La préparation et la réalisation de l’évasion de ceux que l’on allait nommer les « trois de Lipari » sont dignes, à toute égard d’un vrai film d’aventure dont le rôle d’Indiana Jones aurait été tenu par chacun des trois antifascistes.
    L’île de Lipari était en effet doublement surveillée : de l’intérieur par des dizaines de gardes armés qui faisaient des contrôles et des fouilles inopinées et de la mer par des bâtiments rapides de la marine militaire italienne qui faisaient des patrouilles.
    La fuite fut préparée grâce à des contacts extérieurs qui furent rendus possible par la libération d’un détenu politique et l’aide du marin antifasciste Italo Oxilia. Le 27 juillet 1929 « devait être » écrivit Fausto Nitti, « un des plus beaux jours de ma vie ». A 21H 30, les trois prisonniers se rendirent, isolément au lieu de rendez-vous fixé dans une crique moins surveillée. « Après l’angoisse de l’attente et les difficultés à se retrouver » raconte Fausto Nitti « Le canot automobile s’élança comme une flèche […]. Toute cette dernière scène s’était passée en pleine lumière, sous les yeux de nos gardiens […]. C’était un coup d’audace au vrai sens du mot […] ».
    Nous filions ! Nous filions ! Chaque instant de cette course folle nous éloignait davantage de cette île haïe, de ces gardiens féroces, mettant de l’espace, de l’espace entre nous et eux ».
    L’évasion de Fausto Nitti et de ses deux camarades fut connue par la presse internationale et constitua le premier gros revers que les combattants de la liberté infligèrent à Mussolini. Après avoir accosté en Tunisie, les trois amis se rendirent à Paris où ils furent fêtés par les nombreux réfugiés politiques italiens qui y résidaient. Leur première tâche allait être de fonder le mouvement d’opposition au fascisme : «Giustizia e Libertà» (Justice et liberté).

    1.5. Conclusion
    La première partie de cet essai de biographie croisé entre Silvio Trentin et Fausto Nitti met en lumière la force de ce que Giuseppe Verdi, à l’instar des Grecs anciens, considérait comme la « force du Destin » et qui pour nous traduit l’influence des évènements collectifs parfois cataclysmiques sur les vies et les devenirs des êtres humains. Si aujourd’hui, notre «vieille Europe» apparaît paisible, personne ne peut affirmer que « l’ère des catastrophe », pour écrire comme Hobsbawm est définitivement derrière nous. Trop d’injustices, d’inégalités et de souffrances peuvent un jour faire la litière de formes nouvelles de totalitarismes.
    Le second élément que fait bien apparaître l’éclairage de ces deux destins singuliers est l’incompatibilité entre la franc-maçonnerie et le despotisme. En effet, les nombreuses dictatures qui se sont répandues dans l’Europe de l’après première guerre mondiale se sont toutes efforcées d’interdire et de persécuter la franc-maçonnerie. La liste de francs-maçons européens obligés de fuir leur pays, traqués, emprisonnés et parfois exécutés, atteste du prix que la maçonnerie a payé pour la préservation de la liberté. Même si, comme dans toutes communautés humaines, il y eut des velléitaires et des peureux, la maçonnerie peut être fière d’avoir réuni des figures exemplaires comme Silvio Trentin et Fausto Nitti. Une partie importante des «enfants de la veuve» ne lésina pas sur les risques pris pour se porter au secours des libertés menacées.
    Paul Arrighi ( Historien – Toulouse- M…M…)

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